Bienvenue à Belfast, dernière étape en date de mon vagabondage professionnel à travers l’Europe. A première vue, l’agencement du centre-ville ne semble pas déroger aux canons en vigueur partout ailleurs. Au pied de l’imposante mairie se déploie une vaste zone piétonne où trônent monuments historiques et immeubles d’époque jouxtant grands magasins, restaurants et pubs en abondance.
Et pourtant, il suffit de déambuler dans les quartiers avoisinants pour prendre la mesure du fossé encore présent qui sépare les Nationalistes des Unionistes. Les premiers sont favorables au rattachement de l’Ulster à la République d’Irlande et majoritairement de confession catholique. Quant aux seconds, ils préfèrent le maintien de leur région – qui bénéficie d’ores et déjà d’un assez grand degré d’autonomie – dans le giron du Royaume-Uni et embrassent pour la plupart la foi protestante.
Le fossé se matérialise sous la forme de murs, les curieusement nommés « peace lines », dont l’un des plus connus à Belfast fut un beau jour interposé entre Shankill Road (unioniste) et Falls Road (nationaliste). La nuit, tous les points de passage sont fermés au moyen de deux portails, chaque camp prenant soin du sien. J’eus l’occasion de m’en rendre compte lorsque je voulus un soir passer d’une rue à l’autre dans le but de photographier les fameuses peintures murales relatant dans ces quartiers des faits historiques et rendant hommage aux combattants et victimes « morts pour la cause ». De part et d’autre de la frontière, des artistes ont aussi représenté sur les façades et les murs les héros culturels, sportifs, politiques, etc. de leur communauté d’appartenance, et mis en forme et en couleur des thèmes qui leur tiennent à cœur. Dans cette compétition-là, Falls Road m’a semblé avoir le dessus sur Shankill Road en proposant à l’attention du passant un plus grand nombre d’œuvres peintes dignes d’intérêt.
Le fossé existe aussi dans les têtes. Il suffit de poser les bonnes questions de manière neutre pour que les personnes interrogées (dans mon cas, un conducteur de taxi, puis un chercheur en informatique) révèlent au bout de quelques minutes où se trouve leur allégeance. Chaque camp dispose de ses propres écoles, pubs et lieux de rencontre, le tout étant inspecté par l’œil scrutateur des caméras de surveillance. En outre, le taux de chômage à Belfast plane haut dans le ciel des statistiques, ce qui ne favorise pas le rapprochement des gens des classes populaires par le biais d’un métier exercé dans un lieu neutre, comme un bureau au centre-ville ou un atelier dans une zone industrielle. Par conséquent, malgré les multiples initiatives visant à la réconciliation, les échanges inter-communautaires se réduisent au mieux à quasiment rien, et en période de tension, à des lancers occasionnels de pavés et balles de golf. Entre les deux blocs ennemis, la police, retranchée dans de véritables forteresses aux murs hauts et épais, tente de maintenir l’ordre en envoyant des hommes patrouiller quotidiennement en véhicules blindés dans les secteurs sensibles. Deux soirs d’affilée, au cours de ma semaine à Belfast, j’ai observé furtivement à la télévision quelques gardiens de la paix en train de piloter sous la pluie un robot télécommandé employé à désamorcer une bombe tuyau artisanale.
En effet, une situation tendue occupait à nouveau le devant de la scène pendant mon séjour dans la capitale de l’Ulster. Quelques semaines auparavant, le conseil municipal composé de Nationalistes et d’Unionistes prit la décision de ne plus laisser flotter le drapeau du Royaume-Uni (surnommé l’« Union Jack ») sur les toits de la mairie, à l’exception de vingt jours par an que les représentants unionistes peuvent réserver pour la célébration d’événements importants, comme l’anniversaire de la reine d’Angleterre. Il s’ensuivit alors des manifestations pour défendre ce symbole fort, dont certaines virèrent à l’émeute dans plusieurs quartiers populaires protestants. Beaucoup d’habitants vivant dans ces zones durement touchées par la crise économique s’estimèrent en effet définitivement « lâchés » par leurs leaders politiques. La période de trouble résultante fut marquée par des face à face musclés entre policiers et manifestants dont certains établirent des barrages routiers. On compta dans les rangs des insurgés un grand nombre d’adolescents et de jeunes adultes en situation précaire, ce qui conféra aux émeutes de Belfast une dimension les rapprochant des mouvements de révolte qui frappèrent il y a quelques années Londres et la banlieue parisienne.
J’eus à cette occasion l’impression peut-être erronée que le rapport de force avait évolué en Irlande du Nord et que les Nationalistes, après des siècles de soumission à la loi impitoyable des colons anglais, seraient en passe de prendre le dessus sur les Unionistes. A bord d’un taxi, le conducteur originaire de Short Strand – une enclave catholique à East Belfast – me fit part d’une observation intéressante alors que nous retournions à mon hôtel : d’après lui, les protestants seraient dans leur ensemble vieillissants, avec peu d’enfants, tandis que la population catholique, en raison de la politique anti-avortement du Vatican, continuerait de croître en nombre. Cela m’a rappelé l’histoire de la revanche des berceaux au Québec dont je pris connaissance à l’occasion de mes études à l’Université de Waterloo. Si référendum il doit y avoir un jour à propos du possible rattachement de l’Ulster à la République d’Irlande, les Nationalistes pourraient donc bien le remporter. L’Angleterre se trouverait alors dans une situation bien singulière, au sein d’un royaume désuni, sans Ulster, possiblement sans Écosse, et si l’on en croit les récentes mises en garde de son Premier ministre, sans Union européenne non plus. Affaire à suivre…
Et maintenant, une balade en photos.
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